Ça s'est fait comme ça (Gérard Depardieu, Lionel Duroy)


Catherine, Éric, Franck…

Puis la voilà de nouveau enceinte. J’ai sept ans lorsque Catherine pointe son nez en 1955, et c’est moi qui la mets au monde. Le Dédé est sorti se bourrer la gueule et la sage-femme est bien contente de me trouver là. Je fais chauffer des bassines d’eau, j’apporte des serviettes, quand la dame crie à la Lilette de pousser fort, j’ajoute ma voix à la sienne  : «  Vas-y maman, pousse  ! Pousse  !  » Quand la petite tête apparaît, je fais comme dit la femme, je tire avec elle, je tire – «  Tu peux y aller, c’est du caoutchouc, n’aie pas peur  : tire  ! Tire  ! Et voilà, ça vient, regarde ça si elle est pas belle ta petite sœur  !  » C’est encore moi qui coupe le cordon, et puis elle me la fourre dans les bras. «  Pour la faire respirer, tu la bascules… Mais non, pas comme ça… Regarde-moi bien, comme ça tu sauras pour la prochaine fois.  » Et puis ensuite on a tout le liquide qui descend, du sang, beaucoup de sang, un autre truc jaunâtre, une espèce de peau – «  Tout ça, on n’en a pas besoin, tu le récupères dans la bassine et tu vas le jeter dans les toilettes. Tu vois, c’est pas bien difficile, c’est comme pour les bêtes, pas plus compliqué…  » Et quand je reviens des toilettes avec ma bassine vide  : «  Comme ça tu sauras pour la prochaine  », elle répète. En 1956, c’est encore moi qui sors Éric du ventre de la Lilette. Et de nouveau moi qui l’accouche de Franck l’année suivante. Mais cette fois, la Lilette nous fait une descente d’organes. Là, tu ne vas pas t’amuser à trier, hein, tu remets le tout bien à l’intérieur comme tu peux, tu mets une couche bien serrée et ça se remet en place petit à petit. C’est très bien fait, ça se remet en place. Les gens sont choqués, ils me font tout un cinéma  : comment un enfant de sept ou huit ans peut-il accoucher sa mère  ? C’est de la sensiblerie. En réalité, tu ne te poses pas de questions, pas plus que quand tu égorges un mouton. Tu le fais. C’est très chiant un mouton à égorger, parce qu’il te regarde. Tu le pends par les pattes, il continue de te regarder. Le petit porc, c’est pareil, il a peur, il gueule, il faut lui parler, le calmer. Et au dernier moment  : le couteau. Moi, ça ne me fait rien du tout. Ça ne veut pas dire pour autant que je suis insensible.

(...)

Sourire

J’apprends à repérer le regard des mecs pas clairs, ce regard de curieux, de vicieux. J’apprends à sourire. Si tu ne souris pas, c’est que tu as peur, que tu es perdu –  tu deviens une proie. Jamais le Dédé ne s’inquiète de savoir où je suis, il n’arrive déjà pas à s’occuper de lui-même  ; quant à la Lilette, elle n’a pas assez de ses deux mains et de ses deux mamelles pour élever ses trois petits veaux. Je passe ma première nuit blanche dans une fête foraine.

(...)

J’apprends de mieux en mieux à sourire pour montrer aux autres comme je suis confiant, comme je n’ai pas peur. Quand des mecs avec des gueules à la Lino Ventura, des camionneurs, des forains, me proposent de me sucer la bite, je réponds pognon, je dis mon prix. J’ai dix ans mais j’en fais quinze. Des autres, jamais rien ne m’étonne. On dirait bien que la Lilette m’a vacciné contre la surprise avec sa petite phrase qui me reste plantée dans le cœur  : «  Dire qu’on a failli te tuer, toi  !  » Si j’ai réussi à survivre aux aiguilles à tricoter de ma mère, de qui est-ce que je pourrais bien avoir peur  ? De personne, et surtout pas de moi. J’ai une confiance absolue en moi, en mon destin. Cette confiance, elle est le fil tendu de ma vie sur lequel je m’avance sans trembler. Je me souviens de ma fascination pour le funambule, quand je l’ai vu se lancer dans la traversée de la place de la Cathédrale sur son câble tendu, vingt mètres au-dessus de nos têtes.