R.I.P Pivot (par Muray)

 

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Sa fausse bonasserie postillonnante, ses fous rires de pucelle, ses yeux ronds de poisson des Alpes, sa jovialité de ballot du Danube, ses extases d'épicier empâté, ses lunettes sur le front, ses finasseries de fanfare municipale et ses pseudo-sévérités de maître d'école ballonné de fleurs de rhétorique, le désignaient pour être l'animateur idéal d'une longue cérémonie funèbre dont il sut donner l'illusion, chaque vendredi que Dieu faisait, qu'elle était une grande fête de l'esprit menée tambour battant par un organisateur hors pair de noces et banquets.

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 Certes, Pivot ne pouvait pas éternellement interviouwer Nabokov, Simenon, Soljénitsyne ou Dumézil, c'est-à-dire les derniers potentats encore survivants de l'ancienne époque historique de la littérature ou de la pensée, lesquels d'ailleurs ne se laissaient questionner que seuls, et en tête à tête. Il lui fallait créer une nouvelle peuplade d'individus plastiques, flexibles, éduqués, doués d'éclatantes capacités d'adaptation. Il fallait, par-dessus le marché, que ce nouveau petit monde docile, et qui n'avait rien connu d'autre, soit burlesquement convaincu de vivre un âge d'or de la télévision mise au service du livre. Il fallait que ces nouveaux troglodytes littéraires ne trouvent pas atroce d'avoir à résumer leurs ouvrages en trois mots, ne se révulsent pas à l'idée de perdre leur temps à lire les œuvres de leurs confrères puis à les déclarer ouvertement passionnantes, et, surtout, considèrent comme le couronnement notable de leurs efforts plumassiers de se retrouver placés à égalité avec six ou sept autres plumitifs, chose qui aurait été regardée comme un affreux châtiment par les écrivains de l'époque historique, chez qui l'activité littéraire était une forme de la lutte pour l'affirmation de soi-même, pour le prestige et pour la reconnaissance inégalitaire. 

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Chaque vendredi, pendant d'innombrables années, et sous prétexte de confrontation, six ou sept auteurs se sont donc retrouvés en vrac et ravis, invités à une expérience de survie en tas, condamnés à remuer des mains et à parler et à hocher de la tête dans une étouffante promiscuité, et à se supporter comme des cochons d'Inde entre eux, comme des rats en cage ou comme des souris blanches de laboratoire, enfin comme des petites bêtes d'expérimentation, et à se montrer au meilleur de leur forme, sous leur meilleur profil. Cette exhibition de soi, où la lutte de tous contre tous se poursuivait aussi puisqu'il s'agissait pour chacun de frapper davantage que son voisin l'esprit d'un public réputé par essence oublieux et teigneux, aura non seulement constitué un remarquable théâtre de la servilité moderne, mais aura représenté également, à partir d'un matériau jugé noble (la littérature), une première expérience de télé-poubelle ; et il est piquant, sous cet éclairage, que tant de bons apôtres se soient récemment scandalisés de « Loft Story », dénonçant le voyeurisme ou la vulgarité de cette émission et prétendant qu'elle portait atteinte à la liberté ou à la dignité humaines, mais que les mêmes ou leurs semblables n'aient jamais trouvé qu'à se louer grandement d'« Apostrophes » ou de « Bouillon de culture », qui cependant portaient beaucoup plus mortellement atteinte à la dignité de la littérature, ne serait-ce qu'en rendant illisible son histoire passée (et les raisons très précises qu'elle avait eu de se développer de cette façon et pas d'une autre), et même éliminaient les livres présents puisque leurs auteurs se trouvaient par force, sous les injonctions du rubicond boucher en blouse, réduits à leur seule intimité, à leur moi plus ou moins souffrant, à leur manière de s'exprimer, à leur seule force de « conviction ».

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Et c'est aussi « Apostrophes » ou « Bouillon de culture » où l'on a vu se développer l'illusion que la télé dévoile la vérité, alors qu'elle ne peut dénicher que ce qu'il y a de banalité ou même de nullité chez chacun et chacune.

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« Apostrophes » comme à « Bouillon de culture », et malgré tout ce qui se raconte depuis tant d'années, on ne parlait même pas des livres, on s'en débarrassait.

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Un livre, et notamment un roman, à « Apostrophes » comme à « Bouillon de culture », n'était plus qu'un masque de l'auteur qu'il fallait lui arracher (le plus souvent avec sa complicité).

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Ce qui avait fait l'histoire véridique, la drôlerie et le charme du roman (prendre le réel pour un masque, pour une multitude de masques, et jouer avec, notamment en multipliant ces hypothèses que sont les personnages et en les entrecroisant), devenait dès lors incompréhensible.