On est le 7 mars 2021. J'ai 42 ans et je viens de (re)commencer à lire le Lolita de Nabokov. Je l'ai déjà lu, il y a plus de 15 ans, au sortir de l'adolescence. Mais depuis, j'ai changé et l'époque aussi, enfin, à ce qu'il paraît, et j'ai toujours pensé à cette ancienne lecture avec l'impression d'avoir été complice, ou subjugué, ou dans le déni, ou d'avoir traversé une rue sans regarder à gauche ni à droite, sans me rendre compte, en oubliant, comme la plupart des gens semble-t-il, de quoi Humbert Humbert était le nom.
Disons qu'il y a cette question, comment est-ce que j'ai pu lire ce foutu bouquin en entier, sans même en garder un souvenir révoltant ? Disons aussi qu'il y a un certain besoin, si ce n'est de liquider, au moins d'affronter le problème.
Donc.
Résumé rapide de l'intrigue : un pédocriminel, qui se fait appeler Humbert, écrit ses mémoires depuis sa cellule de prison. Il nous raconte comment il a kidnappé puis, au cours d'une sorte de road trip à travers les motels états-uniens, violé à répétition Dolorès Haze, 12 ans, après avoir séduit puis, plus ou moins accidentellement, assassiné sa mère.
Le livre, dans la vie réelle, est un succès colossal, international, un pilier de la contre-culture des années 60-70, un immense morceau d'une certaine révolution sexuelle conservatrice. Au point que soient devenus synonymes d'allumeuse le surnom "Lolita" et sa suite, la "nymphette", deux termes inventés par Nabokov. Je ne sais comment qualifier ça, de la folie unanime, du délire collectif, de la démence de groupe, de la manie publique, de la psychose d'équipe, de la monstruosité commune, de la fêlure d'ensemble, de la perversité collégiale... Mais, en tout cas, au centre de cette sale histoire, il y a cette inversion, si banale, si commune, si traditionnelle...
Mais (re (re))commençons par le début. De l’œuvre.
Tout de suite, le plaisir de découvrir de nouveaux mots, rares, bizarres, vieillis, "incarnats", "duègne", "spumescent", "insane". Il y a une inventivité indéniable. Du style. De la manière. Dire les "effets acrosoniques" pour les sons des coups de marteaux, au loin, de charpentiers en train de travailler – ce goût des phrases alambiquées, j'ai longtemps cru qu'un écrivain c'était ça, un branleur de virgules mystérieux, qui essaye de faire passer ses ruses, ses feintes, ses tours et ses détours, pour de la magie.
Car très vite, la médiocrité apparaît (du narrateur, pas de Nabokov, qui semble plutôt tendre les perches au milieu de son pastiche de polymathe européen). Celui qui parle, c'est ton oncle, le violeur-couard, amateur de contrepèteries, qui masque son haleine acide d'un bonbon à la violette, quand il dit : "aboyer à travers les taillis de forêts sombres et putrescentes" pour dire cunnilingus, par exemple. Souvent, on frôle le Pascal Praud sous teuchi. Et le plaisir devient gênant.
Humbert suinte la misogynie habituelle de beaucoup de pédocriminels. Les femmes dites comme des meubles, des bibelots : "Jane (...) était une jeunesse tout en jambes et en bras, avec des lunettes d'arlequin, deux boxers, deux seins pointus et une grosse bouche rouge". Ressort comique de cette mise en mécanique du vivant, Humbert invite-t-il, par le rire, à la complicité masculine (puisque qu'être un homme, c'est d'abord ne surtout pas être une femme) ? Ou Nabokov serait un grand naif, et il aurait écrit ces saillies misogynes en pensant révolter le lecteur ?
Bref.
Après une introduction de presque 150 pages, on arrive au moment où Humbert a tissé le piège parfait, le rêve de tous les pédocriminels : devenir un ami, ou mieux encore, un membre de la famille, le parrain, le beau-père, d'une famille si possible sans père, si possible dans le besoin. Recette classique. Imparable comme un coup de couteau dans le dos.
Humbert se décrit alors comme une "araignée", qui a tiré ses fils dans toute la maison où la mère de Dolorès le loge. L'oreille tendue, il sait en permanence, allongé sur son lit, où se trouve sa proie. Par ailleurs, il connaît les mensurations exactes de Dolorès, qu'il apprend par cœur, depuis son carnet de santé.
Vient la scène, construite comme un climax, c'est-à-dire construite comme une suite ascendante, où Humbert se branle, sans que Dolorès ne se rende compte de rien, sur le canapé, en pleine après-midi, en chantant, en chahutant, en jouant, comme deux enfants. Des effets imparables de l'écriture, des effets physiques, mécaniques, la croissance, l'extension, le gonflement, l'essor, pas de surprise : ça excite.
Je suis désormais censé être bien averti que suivre Humbert, c'est suivre les traces d'un narrateur non-fiable, bien que la fiche Wikipédia de Lolita, dans sa version française, choisisse de faire porter ce titre à Dolorès elle-même (il y a une bande de trolls pédophilophiles (qui aiment les pédophiles) abrutis et dangereux au contrôle de cette page WP, on a déjà essayé de la modifier avec des ami.e.s (cf. le "problème de neutralité de cet article") c'est quasiment impossible), ce n'est visiblement pas évident pour tout le monde, que ce Mesmer Mesmer d'Humbert Humbert (virilo-couard) soit une vraie de vraie dangereuse crapule crapule.
Mais moi, ça fait un moment que je tourne et retourne autour du sujet. Alors au début j'ai pensé : " facile de suivre ce récit sans être « sous emprise »". C'est-à-dire qu'Humbert semble franc. Et c'est ce qui désarme presque immédiatement. Le type ne cache pas une seconde sa lâcheté, sa vilenie, et même, d'une certaine façon, Nabokov lui donne la possibilité de rendre tout cela comique. Humbert est très drôle et très méchant. Il borne son récit de blagues désabusées, d'une sorte de comique terrifiant, clownesque. Ce fourbe narrateur pointille sa confession de signaux d'alertes plus ou moins cryptés, qui, là encore, très subtilement, désarment et quelque part, peut-être même sans que Nabokov s'en soit rendu compte, même si ça parait difficile à croire, invitent à une certaine complicité masculine.
Humbert est, et je pense que l'on retrouve ça chez d'autres pédocriminels, chez d'autres pervers, parfaitement lucide au point d'en devenir presque lumineux, en tout cas, aveuglant. Comme beaucoup, le type se cache en pleine lumière.
Mais attention, grande nouvelle, Lolita, contrairement à sa réputation façon summer-of-love-hamburger-road-trip-à-travers-les-States, qui semble promettre joie, plaisir et liberté à n'en plus finir, n'est pas un bouquin solaire et californien.
Humbert est drôle, c'est indéniablement le mot, pure méchanceté, ce fripon dégueulasse, cette "araignée blessée", et il y a, pour moi c'est évident, cette connivence, ce sentiment d'être entre hommes, qui s'installe, entre autres choses, à travers cette fierté d'être une merde -- il "admet" que le seul endroit où l'on puisse tolérer un type comme lui, c'est au fin fond du pôle sud, car « les nymphettes ne s'épanouissent pas dans les régions polaires » -- mais Lolita, c'est surtout, pour ceux et celles d'entre nous qui ne sont pas psychiatres, une sorte de chance de se confronter à un authentique pédocriminel, presque comme d'en rencontrer un vrai, ou plutôt comme d'être forcé d'en écouter un vrai, de rentrer dans son cerveau, de voir les choses de son point de vue. Et ça, si vous voulez mon avis, c'est très éloigné d'une expérience rayonnante.
Alors certes, l'ensemble convoque tout le champ lexical de la bigarrure, du chatoyant, du moiré vibrionnant, de l'éclat, du scintillement et des effets de miroir. Humbert le dit lui-même, il a "le sang arc-en-ciel". Mais tous ces chatoiements sont aussi magiques qu'une attraction Eurodisney. En réalité, on a affaire à un piège polychrome, de la ruse pure, technique en diable, qui se combine parfaitement à la force et à la violence.
*
Dans leur livre, Les ruses de l'intelligence : la mètis des Grecs, Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne mettent à jour un certain champ lexical de la ruse, presque partout présent chez les anciens, qui vouaient carrément un culte au chatoiement (cf. Le mythe de la Grèce blanche, de Philippe Jockey).
Ils font également le lien avec une figure que l'on retrouve chez de très nombreux peuples, le trickster, le décepteur, en mettant les Grecs anciens au même niveau d'étrangeté que d'autres "sauvages" étudiés par Lévi-Strauss.
La métis, c'est l'art du retournement, l'art de renverser la situation contre toute attente. Pour vous donner une idée, physique, du type de mouvement, d'oscillation, de contre-temps, d'embrouillamini, auquel nous faisons face, voici une vidéo d'exercices au bâton réalisé par un très joyeux militaire russe, potentiel criminel de guerre :
(à partir d'une minute cinquante, c'est la même chose répété au ralenti)
Pour le dire un peu moins simplement, Mètis c'est l'intelligence polymorphe et polyvalente qui fait constamment des allers-retours entre l'un et le multiple, qui combine le cercle et la ligne, le circulaire et le linéaire. Le type en treillis là, offre une illustration parfaite de ces abstractions.
Au début de leur livre, Vernant et Détienne insistent bien pour distinguer certains dieux à mètis d'autres qui, bien sûr, ont un certain pouvoir de métamorphose, une certaine ruse, mais dont les capacités d'astuce et de polytransformation ne constituent pas le trait principal, loin de là.
Par exemple, Dionysos ne s'oppose pas à Athéna, il est presque parfaitement ailleurs. Athéna trame, machine, ourdit, calcule, efficace cheffe des services secrets, pure intelligence, c'est LA déesse à mètis par excellence, la fille même de Mètis. Dionysos, lui, en laissant rêveusement la vigne tournicoter autour de ses poignets, vous amène à la communion avec l'Autre, avec l'Étranger, avec la Nature, au petit matin d'une fête démente, en plein comos, riant, chantant, tambourinant, à moitié traveloté, il vous aide à retrouver l'unité à votre corps (presque toujours en morceaux, pas vrai ?).
Pour bien comprendre cette différence entre ruse et magie, il faut peut-être croire à la magie. Ce qu'on appelle généralement "des tours de magie" n'ont rien de magiques, il s'agit d'astuces construites, de ruses. Par exemple, se faire dépecer, fœtus, par des Titans, pour ensuite féconder la cuisse de son père avec son cœur, seul organe restant du massacre, eh bien ça, c'est magique (oui, Dionysos s'y connait, en corps morcelés).
Humbert lui, s'il se présente comme monstrueux et magicien, sorcier, c'est pour faire peur aux enfants, et qu'ils ferment bien leur gueule. Humbert est un simple mortel, un humain, un habitant de notre monde, et s'il est bel et bien diabolique, c'est au sens où, pour moi, il incarne l'erreur, le mal dans son sens le plus littéral, absolu d'un point de vue non pas moral, mais technique, d'une folie absolument construite pour le dire d'un mot, d'une folie qui s'incarne dans ce moment bien précis où l'exercice de la domination combine la ruse à la violence.
Humbert n'agit pas sur un coup de tête. Loin de là, il prémédite, calcule, prévisualise, en bonne araignée, tisse, trame et rationalise, vise, répète et agence à la fois ses crimes et ses mémoires. Et au moment opportun, il brutalise, il viole.
Dans le roman de Nabokov, il me semble que le champ lexical de la magie masque celui de la chasse et du type d'intelligence nécessaire à ce genre d'activité prédatrice : de la parfaite fourberie, du pur vice, de la perversité qui, dit-on, viendrais de perversus, en latin, "renversé, appliqué à contre-temps".
La Mètis des enchanted hunters, du nom du premier motel où les viols débutent, cette mètis enchantée, c'est ici l'erreur absolue, le mal de la queue fourchue (le diable étant toujours dans les détails) le mal simplement comme le "mal fait" (Pierre Aubenque parle du mal de cette manière, comme l'erreur de raisonnement, brièvement, dans La prudence chez Aristote, autre opus qui traite de la ruse comme pensée). Le mal fait comme le vice caché en construction, comme le vice de procédure en droit. Ce mal faire qui se retourne vite et beaucoup plus facilement qu'on ne le croit dans un faire mal d'une pure brutalité : je rappelle que Dolorès veut dire douleur en espagnol, et qu'il s'agit du véritable prénom de la petite fille maltraitée par Humbert. Haze, son nom de famille, c'est en anglais, le brouillard, les vapes, la fumée, le flou. Pour le dire autrement, si les douleurs sont floues, c'est que la violence est rusée. Le charme est ici une arme de guerre.
Maintenant, on va parler de l'enfant intérieur.
*
Le fripon, ou farceur (trickster en anglais), est un personnage mythique présent dans un grand nombre de cultures, et qui aurait été rendu célèbre par Paul Radin. Certains anthropologues comme Claude Lévi-Strauss utilisent le terme de « décepteur » : celui qui trompe, qui trahit.
Et il y a cette "idée" que l'on trouve rapidement dite sur la page WP du Fripon divin. Pour Jung, le trickster représenterait "l'enfant intérieur". Je ne vais pas mentir, je n'ai absolument rien compris à la postface de Jung et je ne crois pas que ce soit la faute de l'anglais (impossible de trouver la traduction française du livre à moins de 130 euros).
Mais ok, l'enfant intérieur, je prend. C'est ma propre expérience de victime de pédophilie qui me fait induire ici, à partir de cela, un truc bien précis et peut-être très (trop ?) personnel, un truc que je pense mastiquer depuis 25 ans et qui m'a sans doute amené à étudier religieusement des bouquins que presqu'aucun de mes potes n'a jamais eu envie de lire, des bouquins qui expliquent ce que sont les ruses de l'intelligence.
C'est-à-dire qu'il y aurait une sorte de jeu de miroir entre le pédocriminel qui cherche à retrouver son "enfant intérieur", d'une manière tout à fait morbide, et le futur enfant intérieur du véritable enfant, à ce moment-là très extérieur, à lui-même comme à la situation. Le pédocriminel, que l'on dit immature sexuellement, se prendrait pour un gosse, comme Mickaël Jackson par exemple. Ou comme Humbert, qui justifie ses actes en se disant à la poursuite de son premier amour préadolescent, le "modèle" de la nymphette qu'il invente.
À 15 ans, quand je me suis rendu compte que ce n'était pas normal, ce qu'il s'était passé, je suis devenu parfaitement triste et éteint, alors que j'étais vraiment un gosse éveillé, vif, très malin, très menteur. C'est à 15 ans que je me suis promis de ne plus jamais mentir et cette promesse (que j'ai tenue autant que possible) m'a bizarrement rendu sombre, grave, lourd, comme si j'avais perdu un important morceau de moi-même.
L'impression que cette part de moi-même, l'enfant retors et virevoltant, polymorphe et polyvalent, s'était salement fait piéger, par et pour ses retournements mêmes, et qu'il valait mieux, à l'avenir, ne plus trop lui faire confiance.
"Seul le même peut agir sur le même". Totale binarité. Voilà peut-être le principe, le mécanisme, le fondement, l'origine, la source, la dynamique du fonctionnement de la ruse. À malin, malin et demi, pour reprendre l'expression populaire.
Seul le même peut agir sur le même et je répète ma tentative de saisie d'un certain fonctionnement pédophilique, ou de certains effets, de certaines conséquences de la pédocriminalité : à court comme à moyen comme à long terme, le pédocriminel retourne contre eux-mêmes le futur enfant intérieur des enfants qu'il maltraite.
Je veux dire : tout le monde parle de ça, non ? De se réconcilier avec Poupette, le gosse qu'on a été, pour lui dire que c'est pas de sa faute ?
Non ?
Un dernier retournement, dans ce jeu de spirale interminable, la victime qui, dans le cerveau malade de Humbert, semble habiter "le corps de quelque immortel démon déguisé en fillette".
Il me semble important de préciser qu'un gosse c'est toujours un démon sur patte, c'est même son travail, d'être "démoniaque", toujours sur le qui-vive, parfaitement éveillé.e, jamais endormi.e, pure turbulence, tournicotant sur lui-même, insaisissable et chaotique, à la fois jouet et maître du mouvement, toujours en formation, en évolution, polymorphe, mobile et ambiguë, plein.e de feintes, d'astuces, de machinations, liant et déliant ceux qui essayent de le suivre, tout.e en stratagèmes, en pièges auxquels il ou elle risque toujours de se piéger lui-même, le temps d'apprendre.
On (les psy) m'a souvent dit que je pensais avec les mot du type qui m'a retourné, quand je disais fièrement qu'à 13 ans, j'étais un vrai petit sheitan. Mais qu'est-ce que l'enfance à part cette diablerie-là, bien vivante ? Et pourquoi me reste-il l'impression d'avoir été atteint à cet endroit précis, blessé dans ma plus pure puissance de retournement, de diableté ?
C'est de cela dont parlent les pratiques de désorcelement , il me semble, de vous rendre une certaine capacité à la "méchanceté", de vous faire sortir de ce statut de victime pure et innocente sur laquelle le malheur ne cesse de s'acharner.
Peut-être une voie de guérison, d'être à nouveau capable de rendre coups pour coups. Capable de se défendre, d'entrer à nouveau dans ce jeu de miroir où l'on imite l'adversaire, pour mieux pour le défaire...
Maintenant, nous allons voir, par l'exemple, ce rapt, ce retournement de l'enfance même, avec le tout premier viol commis par Humbert, où scandale, frisson, tapage, tintamarre, tohu-bohu, pétard, rébecca, schproum, esclandre, affaire, désordre, indignation *!*!* "Lolita" vient "elle-même" chercher son viol (point d'exclamation (!)) *!*!*
*
Alors ça y est, la mère est morte, soit-disant renversée par une voiture et Humbert va chercher Dolorès dans sa colonie de vacances dont tous les bungalows portent le nom d'une créature de Disney. Elle est relativement contente de le retrouver, même si elle l'avait un peu oublié. Petit à petit se remet en place le charme qui est la guerre qui les lie. Il ne lui dit pas que sa mère est morte.
Dolorès prétend, joue la grande. Même si "bien sûr, ce n'était qu'un jeu de sa part" dit Humbert, le tout-à-fait lucide, au moment où elle l'embrasse sur la bouche. C'est encore "elle-même" qui qualifie ce vers quoi ils se dirigent à toute vitesse : "le mot juste est inceste, dit Lo", puisque Humbert est légalement son beau-père.
Dolorès montre la même assurance que les prostituées et Humbert trimbale la même sale petite honte que les clients : ce jeu de dupe, où les rôles dominants/dominés s'inversent en mode rondo veneziano, musica fantastica : "Alors radieuse et détendue, elle se coula dans mes bras impatients (...) en vérité comme la plus vulgaire des catins. Car c'est ce genre de personnes qu'imitent les nymphettes -- tandis que nous gémissons et nous consumons". L'inceste comme école de la prostitution, une superformation au don de soi, ça a déjà été dit ailleurs, en voilà une illustration.
Ensuite Humbert drogue Dolorès, lors de cette première nuit, utilisant un somnifère surpuissant pour avoir l'impression de "préserver sa pureté" (tiens tiens), qu'elle ne se rende même pas compte de ce qu'il lui fait, qu'elle ne soit pas au courant.
"Il y a un charme de réciprocité sympathique qui doit être soigneusement distingué du charme irréversible et agressif des magiciens (...) la manière, aux mains du maniériste professionnel, est plutôt incantation qu'enchantement, plutôt opération à sens unique que mutuelle communion"
Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien
Cette nuit est décrite comme une longue agonie où Humbert se retiendrait de violer Dolorès, où il attendrait qu'elle soit parfaitement inconsciente et droguée. Mais le somnifère marche mal. On nage alors dans les "manœuvres d'approches" interompues par les semi-réveils de la petite. Humbert se met au supplice pour "prouver qu'il n'est pas une brute crapuleuse", qu'il appartient "au patrimoine des poètes" et non au "terrain de chasse du crime" en contrefaisant presque parfaitement les angoisses d'un jeune garçon timide face à sa première fois. Et de raconter ensuite (scandale) que c'est Dolorès qui lui saute dessus, au petit matin, en se réveillant, alors qu'il commençait à s'endormir.
Dolorès, selon Humbert, aurait déjà une sexualité, c'est-à-dire qu'elle saurait embrasser, et qu'elle aurait déjà eu une sorte d'amant, "Charlie". Et, alors qu'il "simule une stupidité suprême", elle, à 12 ans, s'étonne qu'il ne l'ait jamais fait quand il était enfant, et de jouer l'affranchie et de pseudo l'initier au sexe. C'est le jeu renversé qu'ils jouent ensemble, même si, détail, Dolorès (la Douleur) ne s'attendait pas à certaines "discrépances entre la vie d'un garnement et la mienne", ajoute Humbert, comme en passant.
Quelle sale petite manière d'enfumer le réel, pour ne pas dire qu'un "garnement" n'a pas exactement un sexe d'homme. Seul "l'orgueil la retient de renoncer", précise ensuite Humbert le poli, amateur de mots rares, en voilant pseudo-pudiquement son forçage et la violence bien réelle de ses actes, où la ruse n'est plus, où il ne reste que la brutalité, la violence de ce moment où il deviennent "techniquement amants" (c'est moi qui souligne).
"Le masque est le visage artificiel du pénétrant-impénétrable et il est donc, à la lettre, "l'hypocrisie".
Encore Vladimir, même bouquin.
Alors voilà, la petite fille l'entreprend, en voulant jouer les grandes, et elle se fait prendre au piège, dans ce jeu de mètis contre mètis, de ruse contre ruse, à malin, malin et demi. Seul le même peut agir sur le même.
Le biais, la torsion, l'appât, la fourberie de départ c'est que le pédocriminel se prend pour un enfant, qu'il se déguise, se masque en enfant, pour retourner l'enfance même contre l'enfant qu'il trompe, qu'il abuse, qu'il maltraite, qu'il atteint et enveloppe de brume, l'enfant qu'il tripote et qu'il viole finalement, c'est le terme exact, en devenant très exactement lui-même, un "chasseur enchanté".
"La feinte, avec ses machines de ruse et de fraude, est donc une technique instrumentale en vue de la domination ; il n'y a plus d'ordre géométrique ni de méthode, il n'y a que des manœuvres et des manigances."
Vlad toujours.
"Pénétrant et impénétrable : ces mots résument une relation unilatérale et injuste qui évite avec soin de devenir corrélation et de s'ouvrir à l'échange."
Encore lui.
On est donc face à cet archétype-là, de la victime dite "séduite" et donc dite "consentante", par une sorte d’abus de langage, pluri-séculaire, qu'il va tout de même falloir démêler un jour. Mais également, on est face à un pur geste de violence, de brutalité, de force et de furie agressive. Les trois puissances, la force, la ruse et la violence, se lient dans le crime pour asseoir une bonne vieille domination. Et soit-dit en passant, c'est exactement les puissances (Kratos la force, Bia la violence et Mètis la ruse), qui ont aidé Zeus dans sa conquête du pouvoir sur l'Olympe.
*
Alors voilà, Nabokov, ce bâtard, a saisi une partie tout à fait réelle de ces histoires. Il dit exactement comment ça se passe, ce qu'il se passe, ce qui arrive. Peut-être même le fait-il dans des proportions que je peine à imaginer. Mais, je ne vais pas poursuivre l'analyse. Non seulement ce texte est déjà très long, mais surtout, je n'ai tout simplement pas terminé le livre, Lolita (et ses "genoux de garçonnet").
Avoir Humbert-Nabokov entre les deux oreilles pendant une semaine m'a rendu, comme qui dirait, irascible, avec ma compagne, avec ma gamine, avec le monde entier, et ce soir où je n'ai pas encore formulé ce qui précède, mais où je viens juste de traverser la scène du primo-viol infect, j'ai surtout envie de tuer quelqu'un, mais il faut tenir, comme si arrêter de lire ce tripotage de 500 pages était un échec, comme si j'allais échouer, comme si la lecture de Lolita constituait une épreuve de lecture. Un défi (long et chiant). Par orgueil, il faudrait continuer.
Alors je m'attable au bureau que ma grand-mère m'a laissé -- elle qui, sur son lit de mort, hurlait pour la première fois que son ordure de frère "lui mettait son gros dard dans la bouche" -- je m'attable et je reprends la lecture.
Après cette première nuit au motel, Humbert ressent "une gêne hideuse, oppressante comme si j'étais attablé avec le petit fantôme de quelqu'un que je venais de tuer". Content de me souvenir que la survie des victimes est une "gêne hideuse" pour les violeurs. Puis Dolorès se plaint de douleurs, après avoir été "prise" trois fois de suite le même matin. Encore une fois, rien de caché, si peu crypté, "tout à fait franc". Dolorès a des "tornades de mauvaise humeur". Elle traite Humbert de ce qu'il est : un sale pervers dégueulasse. Humbert "s'adresse à un patient lecteur dont Lo aurait bien dû imiter le tempérament placide". Comprendre que toi, lecteur, lectrice, tu es concrètement invité à te faire niquer par Humbert. Il installe ensuite un chantage pour faire taire Dolorès, l'empêcher de demander à l'aide, en lui expliquant, calmement, que s'il va en prison, elle se retrouvera absolument seule, dans un orphelinat. Sur ces mots, précisément, je déchire le livre en deux, le fout à la poubelle, sort ma poubelle, et siffle "crève" en déposant cette ordure juste à sa place.
Je précise que je suis contre la censure. Je ne crois pas que ce livre ne doive pas être lu, la preuve, je l'ai lu une fois et demi. Encore moins détruit. Bien au contraire. Si je ne suis pas expert, j'ai vraiment reconnu une certaine psychologie dans le portrait d'Humbert, qui s'épingle très bien lui-même finalement. Et le livre expose en mode full effect ce dont se gargarise beaucoup de violeurs, cette "zone grise du consentement", qui, et là c'est absolument évident, n'est brumeuse que pour le gamin, la gamine qui s'y fait prendre. N'importe quel regard adulte, non pédophilique, peut voir l'abus et la violence et la dégueulasserrie de ce qui se joue. Nabokov n'a rien maquillé du tout ou plutôt les tapisseries d'Humbert sont absoluement grossières et transparentes.
Soit-dit en passant, je ne crois pas non plus qu'il faille assassiner ou punir brutalement tous les pédocriminels, même si, visiblement, jamais de la vie je ne pourrais me retrouver en face d'un type comme ça et "recueillir sa parole" (je le tuerais).
Mais d'autres en sont capables et il y a terriblement besoin de moyens pour rendre cela possible. C'est, à vrai dire, le seul espoir que j'ai. Qu'il se passe enfin quelque chose. Qu'on les dépiste, qu'on les soigne, qu'on traite, véritablement, ce foutu problème qui trône comme une merde sur la table des patriarches depuis trop longtemps.
Pour ma part et pour l'instant, il me semble, j'ai saisi l'essentiel de ce que j'avais à saisir, tout en me laissant le moins possible saisir à mon tour.
Et là, je vais me faire une petite pause.
*
Ah ! dans mon "corpus" spécial ruse , il y a aussi cet indispensable et excellent livre de Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale, mythologie de l'artisan en Grèce ancienne, qui peut sembler un peu pénible au début (c'est pété de mots grecs) mais qui pousse encore un peu plus loin les histoires de mètis, avec des détails magnifiques et terrifiants (on parle bien de l'inventeur du Labyrinthe).
Sinon :
Les ruses de l'intelligence : la mètis des Grecs, Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne
Le Fripon divin, de Paul Radin
La prudence chez Aristote, de Pierre Aubenque
Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien Vladimir Jankélévitch